La République et sa diversité
La République est paradoxale. Elle
place l’égalité des droits au cœur de ses valeurs. Mais, confrontée à
l’immigration et à la diversité culturelle, elle tend d’abord à oublier ses
propres principes, avant de céder à leur application dans les plus mauvaises
conditions. Au final, elle réussit ce tour de force : consolider une
législation ouverte tout en creusant le ressentiment chez ceux qu’elle
accueillie. Loin de s’essouffler, cette mécanique paradoxale continue à
entretenir des mythes (« immigration choisie », « quotas »,
etc.) et à masquer l’étendue des discriminations dont souffrent les immigrés et
les Français de couleur. C’est au contraire à une véritable politique de
l’égalité qu’appelle cet essai, capable d’appréhender les enjeux du futur (les
migrations de circulation, l’intégration de l’islam, l’adaptation de
dispositifs d’affirmative action...) en demeurant fidèle aux principes
de la République.
Introduction
« Une
des choses que l’on doit remarquer en France, c’est l’extrême facilité avec
laquelle elle s’est toujours remise de ses pertes, de ses maladies, de ses
dépopulations, et avec quelles ressources elle a toujours soutenu ou même
surmonté les vices intérieurs de ses divers gouvernements. Peut-être en
doit-elle la cause à sa diversité même, qui a fait que le mal n’a jamais pu
prendre assez de racines pour lui enlever entièrement le fruit de ses avantages
naturels. »
Montesquieu
Les
politiques d’immigration, d’intégration et de lutte contre les discriminations
réveillent toujours de fortes passions. Elles touchent les citoyens au cœur de
leurs valeurs les plus fortes et les plus contradictoires (l’identité nationale
et le respect des droits de l’homme, par exemple). Elles provoquent les prises
de position les plus tranchées : à ceux qui rejettent catégoriquement les
immigrés venus du Maghreb ou d’Afrique, en entretenant un préjugé raciste
d’inassimilabilité, s’opposent ceux qui dénoncent tout aussi catégoriquement
les logiques de l’État nation et de sa souveraineté, ou dénoncent sans nuances
son histoire (coloniale et esclavagiste) et ses traditions (occidentales ou
laïques).
Ces
derniers ont une influence certaine sur les débats : mais si leurs thèses
- l’ouverture des frontières, la citoyenneté de résidence, la reconnaissance
des minorités ou le multiculturalisme - dominent bien souvent les discussions,
ce sont souvent les thèses opposées- le renvoi vers le pays d’origine, la
suppression du droit du sol, l’immigration zéro - qui ont, depuis 30 ans, animé
et orienté les politiques.
Faut-il
en conclure que la France serait irrémédiablement vouée à la méfiance et au
repli sur soi, voire à la fermeture ? Certainement pas. En réalité, la
République française est paradoxale. Elle a placé depuis la Révolution
l’égalité des droits au cœur de ses valeurs. Elle a, depuis plus d’un siècle,
une expérience de l’immigration unique en Europe. Et pourtant, confrontée à la
diversité culturelle, elle tend d’abord à oublier, voire à violer ses propres
principes, avant de céder à leur application dans les plus mauvaises
conditions.
C’est
ce double mouvement de refus et d’acceptation qui caractérise notre histoire
récente. Ainsi quand les gouvernements successifs furent confrontés, à partir
de 1974, à la perspective d’une installation durable sur le territoire
métropolitain d’une immigration venue d’Asie mais surtout d’Afrique, leur
premier réflexe fut d’oublier l’égalité et les leçons de l’expérience au point
de vouloir organiser le rapatriement forcé de ces immigrés. Quand leur droit de
rester sur le territoire fut acquis en 1984, on tenta d’empêcher leurs enfants
de devenir français dans les mêmes conditions que les enfants des immigrés
d’hier, avant de rétablir presque à l’identique les règles d’antan. Et quand,
devenus finalement pleinement citoyens, il est apparu qu’ils souffraient de
nombreuses discriminations, il a fallu des années d’indifférence avant que ne
s’impose l’évidence : la France n’a pas suffisamment agi contre les discriminations
ethniques, religieuses ou territoriales dont souvent les enfants des immigrants
sont les victimes, même s’ils n’en sont pas les seules victimes.
Le
solde de tout cela, ce sont bien sûr des droits consolidés et une législation,
au bout du compte, plutôt accueillante et ouverte. Mais ce sont aussi, pour les
uns, la frustration accumulée, le ressentiment creusé et la relégation subie,
et, pour tous, le sentiment d’incohérence des politiques d’immigration,
d’intégration et de lutte contre les discriminations. Les questions
successivement mises en débat ont certes fini par trouver leurs réponses, mais
les errements du parcours les ont pour ainsi dire dépréciées.
À
défaut de pouvoir réécrire cette histoire, on pourrait imaginer qu’elle serve
de leçon. Après tout, les affrontements puis les compromis d’hier éclairent les
enjeux d’aujourd’hui et permettent de décrypter les discours des hommes
politiques et de juger leurs propositions. Malheureusement, les polémiques et
le poids des passions continuent à camoufler ces acquis ou à les rendre
obscurs.
Ainsi,
l’immigration est redevenue un enjeu du futur. L’action de la France en la
matière, comme celle de ses voisins, s’inscrit désormais dans un cadre européen
et un espace commun. Ce cadre est flexible et laisse leur place aux
particularités nationales. Or, au regard de ses principaux voisins (Allemagne,
Espagne, Italie, Royaume-Uni), la particularité française est de se montrer,
encore une fois, la plus fermée, la plus réservée à l’égard de l’immigration venue
directement pour travailler (d’ailleurs souvent dans des métiers qualifiés).
Les débats français semblent otages des thèmes du passé : remplacer une
immigration « subie » (familles et réfugiés) par une immigration
« choisie » (de travailleurs), la sélectionner et la contrôler avec
des instruments rigides et inadaptés (des quotas par exemple). Ceci, alors même
que l’avenir appelle une régulation des migrations, respectueuse des droits
fondamentaux (asile et vie familiale), traitant les étrangers sans tenir compte
de leur origine, et adaptée à des phénomènes qu’on peine à prendre en
compte : les migrations de circulation, faites d’allers-retours réguliers,
qui peuvent concerner des travailleurs qualifiés comme des travailleurs
saisonniers. Ces derniers viendront s’ajouter à l’immigration sédentarisée que
nous connaissons déjà. Au-delà de la diversité des origines, c’est donc la
diversité des parcours qu’il va falloir apprendre à gérer.
Le
champ de l’intégration offre, à son tour, un tableau paradoxal. Pour la
première fois depuis plus d’un siècle, des populations immigrées doivent, pour
s’intégrer, non seulement faire l’apprentissage de la société française, mais
également affronter un chômage structurel et persistant qui les touche
particulièrement. En outre, leurs conditions de logement ajoutent à l’exclusion
sociale une relégation spatiale que les pouvoirs publics ont contribué à
organiser puis dont ils ont tardé à prendre conscience. Certes, l’école et la
protection sociale sont présentes, le droit d’association et l’accès à la
pleine nationalité sont mieux garantis. Mais une partie de ces droits ont été
acquis après de longues batailles et se heurtent encore à d’importants
obstacles - on le voit avec la liberté de conscience et l’inclusion de toutes les
croyances dans la laïcité. Bref, égalité et diversité paraissent difficiles à
conjuguer.
Ces
batailles ont laissé des traces et c’est dans ce contexte qu’il faut aborder le
problème longtemps négligé des discriminations. Les études scientifiques le
montrent clairement aujourd’hui : d’importantes discriminations touchent,
au-delà des populations arrivées récemment d’Afrique ou d’ailleurs (souvent
musulmanes), les Français et les étrangers de couleur. De fait, la question se
pose : faut-il mettre en place des politiques d’affirmative action
(« politiques préférentielles ») à l’image de celles qui ont vu le
jour aux États-Unis voici une trentaine d’années ? L’importation de
techniques expérimentées dans des pays étrangers est courante. Il est possible
de sélectionner, dans la diversité des expériences américaines ou européennes,
celles qui sont le mieux à même de s’acclimater dans un pays où classer les
individus par races ou par ethnies rappelle les périodes les plus sombres de
l’histoire. Mais il s’agit surtout de répondre au problème français. Pour ce
qui est de l’accès à l’élite scolaire, l’exclusion et la relégation sont
ressenties non seulement en banlieue, mais aussi en province et outre-mer, chez
tous les enfants des classes moyennes et populaires. Quant à l’accès à
l’emploi, la discrimination ethnique est clairement en cause, même si elle ne
concerne pas toutes les professions. Pour lutter contre l’ensemble de ces
discriminations, un plan pour l’égalité est urgent.
Au
fond, dans chacun de ces domaines - immigration, intégration, lutte contre les
discriminations -, à chaque fois que la République est confrontée à sa
diversité, c’est bien une politique de l’égalité qui s’impose comme la
meilleure réponse. L’égalité est inscrite au cœur des valeurs républicaines
depuis la Révolution ; son principe n’est certes pas exempt d’hypocrisie
et son formalisme masque parfois un ethnocentrisme rétif à la diversité, mais
il recèle les plus précieuses ressources pour l’action, et pour réduire l’écart
entre nos valeurs et nos pratiques.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire